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Gilles Guiheux

Professeur des Universités

Sociologie de la Chine et de Taïwan à l'Université Paris Cité

Auditeur de la Session Annuelle 21

 

 

 

 

Quand un spécialiste de la Chine s'intéresse aux espaces sociaux : cloisonnement et circulation entre les mondes de l'université et de l'entreprise.

A Taïwan, les ministres ont un doctorat et sont souvent professeurs d'université, les patrons s'expriment sur des sujets de société. Cette intersection des espaces sociaux dans la société taïwanaise me paraissait être un sujet de recherche propice et utile à appréhender

Bonjour Gilles, qui es-tu ?

Je suis socio-historien de la Chine, Professeur à l’Université Paris Cité depuis 2006.

 

Comment résumerais-tu ton parcours ?

J’ai un parcours assez classique en sciences sociales. Après des années de classes préparatoires au Lycée Henri IV à Paris, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan (devenue ENS Paris Saclay en 2014). J’y ai suivi une formation pluridisciplinaire qui associait sociologie, économie et histoire, avant de me spécialiser sur la Chine contemporaine. A l’époque, les rares spécialistes français étaient des historiens ayant travaillé sur des archives quand la Chine était pour l’essentiel fermée aux visiteurs étrangers. Lorsque j’ai décidé d’y consacrer ma vie scientifique, elle était en train de s’ouvrir.

 

Pourquoi cette formation multidisciplinaire avant ta spécialisation sur la Chine ?

J’ai un esprit curieux avec des centres d'intérêts variés. Souvent, les scientifiques ont un profil « monomaniaque ». C'est sans doute lié aux personnalités des uns et des autres. Pour ma part, il m’a fallu un peu de temps pour accepter que m'intéresser aussi bien à des questions de sociologie, d'économie ou, en tant qu’amateur, d'architecture, n’altère en rien la qualité de la science que je produis. La spécialisation n’est pas nécessairement synonyme d’expertise. Il y a plusieurs façons d'exercer le métier de scientifique, c’en est une. La tendance actuelle à la spécialisation à outrance dépasse la vie scientifique : on s’éloigne de l'esprit humaniste de l’intellectuel au début du XXe siècle avec une culture large. Par le passé, les hommes politiques étaient passionnés de littérature. Pour ma part, j’ai eu la chance d’avoir une formation un peu littéraire et je fais partie de ces personnes qui aiment écrire.

 

D’où te vient cet intérêt pour la Chine ?

C’est le fruit d’une curiosité ancienne pour les mondes lointains alors que rien dans mon histoire familiale, ancrée dans la France rurale, ne me prédisposait à ce choix.

Par chance, alors que je suis au collège, en 5ème, un enseignant de chinois passe dans notre classe nous présenter une introduction à cette langue. Je décide alors d’apprendre le chinois en LV2 : choisir le chinois, c’est choisir une langue qui serait vraiment la mienne, qui ne serait parlée par personne d’autre dans mon entourage. A l’âge où l’on se cherche une identité, cela participe pour moi d’une stratégie de construction personnelle. A l’époque, j’ai la chance d’être scolarisé dans un des rares établissements parisiens proposant cette possibilité. L’enseignement, très peu scolaire dans les premières années, passe par des chansons et poèmes. C'est aussi l’occasion de découvrir un monde très lointain, alors encore fermé.

L’été de mon baccalauréat, je séjourne deux mois à Pékin. C’était en 1983 et j’en garde des souvenirs indélébiles. C’était encore le gros village que les voyageurs découvraient avec émotion au début du XXe siècle : ni voiture, ni construction en hauteur, et un grand dénuement matériel. Comment une civilisation si ancienne et sophistiquée avait-elle manqué son entrée dans la modernité économique et technologique ? C’est cette énigme qui est à l’origine de mon intérêt pour ce pays continent, devenu depuis atelier du monde et rival de la première puissance mondiale. Aujourd’hui, les villes chinoises, verticales et parcourues d’autoroutes suspendues, sont résolument tournées vers l’avenir et dessinent un scénario possible pour le futur de l’humanité, qui contraste avec l’emprise du passé sur le monde européen.

 

Est-ce le mandarin que tu parles ? Est-il nécessaire de maîtriser un autre dialecte dans le cadre de tes visites professionnelles ?

Je n'ai jamais longuement résidé en Chine continentale stricto sensu. J'ai vécu à Taiwan, où l’on parle à la fois le mandarin, que je maîtrise couramment, et le dialecte minnan. Lorsque j'ai habité Hong Kong, entre 2001 et 2006, je me suis essayé au cantonnais, dialecte très difficile. En cantonnais, il y a neuf tons, tandis que le mandarin n’en compte que cinq. Tous mes tons étaient faux, mes amis pouffaient de rire, j’ai rapidement abandonné.

En Chine, l'usage du mandarin s'est très largement généralisé. Même les jeunes issus des milieux les plus modestes poursuivent désormais leur scolarité jusqu’au collège et l’apprennent. J’ai réalisé des entretiens avec des ouvriers qui, pour la plupart avaient abandonné l’école avant le lycée : tous parlaient néanmoins le mandarin. De plus, beaucoup ont quitté leur village d'origine pour s’installer dans des villes de la côte orientale. Ces migrations des populations rurales vers les centres urbains les obligent à pratiquer le mandarin pour s'intégrer dans les villes où elles viennent travailler. Aussi le fait de ne pas parler un dialecte constitue t-il beaucoup moins un obstacle que ce ne l'était autrefois.

Enfin, j’effectue mes enquêtes dans un contexte urbain, petites villes industrielles de la côté ou grandes métropoles, pas dans les villes et campagnes de l'Intérieur.

 

Vas-tu toujours de temps en autre en Chine ? 

J’y allais très régulièrement jusqu’au COVID. J’y retourne prochainement à l’occasion d’une conférence à Pékin.

 

A quelles questions t’intéresses-tu dans tes recherches ? 

Quarante ans de réforme et d’ouverture ont davantage transformé le pays que trois décennies de totalitarisme maoïste. Bien des observateurs ont cru naïvement que la modernisation économique allait le rapprocher des pays capitalistes démocratiques. On sait maintenant qu’il n’en est rien. La Chine est la seconde économie mondiale et pourtant l’espace politique demeure entièrement contrôlé par un parti communiste fondé il y a désormais plus d’un siècle. C’est ce modèle alternatif à la modernité occidentale, et qui séduit au-delà des seuls dirigeants du Sud global, que j’interroge. Au fond, la Chine nous invite à penser autrement l’universel.

 

De quelle marge de liberté dispose un universitaire étranger en visite ? 

Tous ceux d'entre nous qui ont à cœur de se rendre régulièrement en Chine pour leur travail, tant pour réaliser des entretiens et des enquêtes que pour rencontrer les collègues chinois, pratiquent une certaine forme d'autocensure sur place. Il y a des choses qui ne peuvent être dites. Lorsqu’on propose une intervention sur un campus universitaire chinois, on la prépare de telle sorte qu'elle puisse être acceptée. Peut-être la parole d’un collègue étranger dans un séminaire répond-elle néanmoins à l’attente implicite des étudiants d’une liberté relative ? Il faut, ceci dit, garder en tête le fait que dans les salles de cours en Chine, il y a des caméras, tout est enregistré. Les étudiants sont invités à dénoncer leurs enseignants s’ils tiennent des propos jugés tendancieux.

 

Dans tes publications, y a-t-il des choses que tu t’es interdit d’écrire ?

En toute franchise, dans mes publications – en français ou en anglais - je ne me suis jamais censuré. Quelques-uns de mes articles ont été traduits et publiés dans des ouvrages ou revues en langue chinoise, et ils ont été publiés dans leur intégralité.

 

La Chine m’apparaît comme un sujet prodigieusement vaste, à l’image de sa géographie : pourquoi choisir de travailler sur la figure de l’entrepreneur à Taïwan ?

En 1990, mon cursus universitaire français achevé, je décide de me spécialiser sur la Chine, donc de retourner en Chine approfondir mon apprentissage de la langue. Mais les échanges culturels entre la Chine continentale et la France sont suspendus après les événements de Tienanmen. La seule option, si je veux bénéficier d’une bourse, c'est Taïwan. Je m’en trouve aujourd’hui d'autant plus heureux que, si l’on commence par s'intéresser à ce vaste continent, peut-être en effet n'a-t-on pas ensuite beaucoup d'appétit pour cette petite île, à la marge de l'espace chinois et dont on imagine qu'un jour elle puisse à nouveau en faire partie. Si je n'avais pas eu cette opportunité un peu par hasard d’aller à Taïwan, peut-être ne m’y serais-je jamais intéressé. Or ce territoire s’est révélé passionnant à étudier en raison bien évidemment de sa capacité extraordinaire à se développer. Economie agricole qui exporte dans les années cinquante principalement des fruits tropicaux, du riz et de la canne à sucre, Taïwan est une grande puissance exportatrice, un acteur stratégique des industries technologiques et de l’économie mondiale. Et puis Taïwan est une démocratie, certes imparfaite comme toutes les démocraties, mais qui connaît des alternances au pouvoir. Ces mutations saisissantes, que l’on a pu qualifier de miracle économique, se sont produites sans traumatisme, sans révolution, sans violence. Cette spécificité mérite l'attention.

Pourquoi, ensuite, me suis-je intéressé au patronat ? A Taïwan, le monde patronal interagit avec le monde académique et le monde politique. Ces différents espaces sociaux communiquent les uns avec les autres. A la différence me semble-t-il de ce qui se passe en France où ces univers sont relativement étanches les uns par rapport aux autres.  A Taïwan, les ministres ont un doctorat et sont souvent professeurs d'université, les patrons s'expriment sur des sujets de société. Cette intersection des espaces sociaux dans la société taïwanaise me paraissait être un sujet de recherche propice et utile à appréhender. A cet égard, l’expérience très enrichissante de l’IHEE procède de la même démarche : pour aller de l’avant, créer des espaces où des personnes qui ont des expériences professionnelles variées se rencontrent. Sans cette opportunité, il y a peu de circulation d’un espace à l’autre.

 

Quel impact la session IHEE a-t-elle eu pour toi ?

Je ne crois pas que la session ait eu un impact direct sur mon activité : j’avais exercé le mandat de Vice-Président Recherche de mon université. J’ai retrouvé à l’IHEE le plaisir que j’avais éprouvé durant ce mandat à apprendre de femmes et d’hommes exerçant une activité professionnelle assez différente de la mienne. Par ailleurs, malgré sa grande diversité de métiers, l’université demeure parfois trop à distance des réalités du monde de l’entreprise. Dialoguer avec d’autres participants de la session ayant eux aussi une expérience de la Chine ou de l’Asie, mais comme responsables d’entreprises, était particulièrement enrichissant.

 

Pourquoi aller à l’IHEE ?

Membre de l’Institut Universitaire de France, j’avais connaissance de cette possibilité offerte chaque année à l’un des professeurs sélectionnés, et j’avais envie d’aller à l’IHEE. Quand j’ai vu passer l’annonce, j’ai immédiatement candidaté.

Sur un plan personnel, ma mère était enseignante et mon père travaillait dans l'industrie à une époque où l’on pouvait consacrer toute sa vie à la même entreprise. Dans cette grande multinationale française, il a occupé plusieurs positions et réalisé une belle carrière. Pourtant, il a très peu partagé cette expérience avec ses propres enfants, séparant bien sa vie professionnelle de sa vie familiale. L’IHEE a peut-être été une façon pour moi de d'aller vers lui métaphoriquement, certainement de mieux comprendre le monde de l'entreprise dans lequel il avait évolué - de mieux comprendre d'où je viens.

 

As-tu une anecdote à nous raconter sur cette session?

Nous sommes une promotion un peu particulière qui a été particulièrement exposée à l’épidémie de la Covid-19. Débutée en janvier 2020, notre session a pris fin… deux années plus tard au printemps 2022 ! Spontanément, pendant le premier confinement, et alors que nous venions juste de faire connaissance, l’ensemble des membres de la promotion ont mobilisé leurs réseaux de relations pour que nos rencontres continuent, fusse par vidéo interposée. Preuve que le pari fait par l’IHEE de réunir des profils aussi divers est réussi ! A plusieurs occasions, à notre propre initiative, nous nous sommes donc retrouvés pour écouter des interlocuteurs qui nous aidaient à décrypter l’épisode que nous traversions. C’était la période où l’on imaginait qu’une fois l’épidémie achevée, un monde singulièrement différent serait reconstruit. On sait depuis qu’il n’en a rien été !

 

Quel intérêt trouves-tu a être adhérent de IHEE Connect ?

IHEE Connect permet de revivre l’esprit de partage et d’échange des Sessions Annuelles. C’est aussi un moment où le regard des autres sur ma propre activité invite à la réflexivité.

 

 

 


Publications récentes :

  • Expériences ouvrières. Vies, corps et luttes (http://experiencesouvrieres.uliege.be), exposition en ligne, co-dirigée avec Eric Florence, avril 2024.

  • Le Mouvement social. En co-direction avec Eric Florence, 285/4, 2023, « Régimes de travail en Chine. Identités, institutions, agentivité »,  https://www-cairn-info.ezproxy.u-paris.fr/revue-le-mouvement-social.htm).

 

 

 

Interview réalisée par Emmanuelle Berrebi, Senior Advisor in Innovation & Change chez BNP Paribas, Président de l'association Séphora Berrebi, Auditrice de la Session Annuelle 13 et Présidente de la commission Solidarité d'IHEE Connect.

Publication le 15 janvier 2025 du dernier livre de Gilles Guiheux : Quand la Chine parle, co-dirigé avec Shi Lu, Paris, Les Belles Lettres, janvier 2025.

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