Clarisse Taron
Procureure de la République en Martinique
Auditrice de la Session Annuelle 9
Clarisse est la première femme qui occupe les fonctions de procureur de la République en Martinique, par décret du Président de la République en date du 31 mai 2021, vu l'avis du Conseil supérieur de la magistrature lors de ses séances du 4 mai 2021 et du 11 mai 2021.
Clarisse Taron, avocate générale près la cour d'appel de Paris est nommée avocate générale près la cour d'appel de Fort-de-France pour exercer les fonctions de procureure de la République au tribunal judiciaire de Fort-de-France.
Née en 1961, Clarisse Taron est titulaire d'un diplôme d'études approfondies de droit privé. Elle a été nommée auditrice de justice en 1985. Substitute du procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Montbéliard (1986), puis procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Lure (1995-2001), elle fut ensuite vice-présidente au Tribunal de grande instance de Belfort (2001-2003), avant d'être vice-procureure de la République au Tribunal de grande instance de Nancy de 2003 à 2007.
Après quatre ans dans la région de Nancy, elle devient procureure de la République adjointe près le Tribunal de grande instance de Metz (2007- 2012), puis première vice-présidente au Tribunal de grande instance de Nancy (2012-2014), elle fut avocate générale près la Cour d'appel de Besançon (2014-2017). Mme Clarisse Taron était depuis juillet 2017, avocate générale près la Cour d'appel de Paris.
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Quels sont les principaux enjeux dans votre secteur d’activité ?
Le procureur de la République est responsable de l’action publique dans le ressort d’un tribunal judiciaire. A ce titre, il dirige les enquêtes, exerce les poursuites, soutient l’accusation devant les juridictions pénales et exécute les peines prononcées. En Martinique, particulièrement en ce moment, les enjeux de sécurité sont énormes. A 7000 km de l’hexagone, l’île subit des soubresauts violents qui sont le fait notamment du mouvement indépendantiste Rouge Vert Noir auxquels s’ajoutent les conséquences de la crise sanitaire et le refus massif de la population par rapport au passe sanitaire et au vaccin. Par ailleurs, la délinquance est extrêmement violente aux Antilles avec une circulation des armes massive, un nombre important de meurtres et tentatives et de règlements de comptes notamment en lien avec du trafic de cocaïne venue d’Amérique du Sud. La situation sociale aggrave les choses avec taux de chômage à 20 %. Enfin, le scandale sanitaire de l’utilisation du Chlordécone et le passé de l’esclavage n’apaisent pas le climat. Les émeutes de la fin de l’année 2021 ont bloqué l’île et des tirs à balles réelles ont été dirigés sur les forces de sécurité. Le tribunal a également été littéralement attaqué.
En ce qui concerne mes fonctions ici, il y a des différences avec celles que j’occupais dans l’hexagone. A la Martinique, j’ai un travail plutôt généraliste. Je n’ai plus de fonctions juridictionnelles et donc je passe beaucoup de temps à résoudre les problèmes. Mes principaux enjeux sont liés à la sécurité du bâtiment (prise d’assaut du tribunal et état du bâtiment), des problèmes d’environnement et d’utilisation illégale de bateaux de pêche, les interpellations de Go Fast dans la Caraïbe, les infractions violentes mais aussi l’évaluation des 700 officiers de police judiciaire… tout cela fait que mon travail est très vivant et demande une agilité d’esprit très différente.
Tous les dossiers que l’on traite à Fort de France sont des dossiers graves. Ce qui me frappe, c’est qu’en métropole, ce niveau de la délinquance est méconnu. Les mules, qui transportent 500g de cocaïne, sont considérées ici comme ayant commis de petites infractions. Par ailleurs, la surpopulation carcérale est importante : on n’a plus du tout de capacité à la prison. Il faut développer les alternatives aux poursuites. Dans mon quotidien, on traite beaucoup des vols à main armée. Ce qui me surprend c’est que l’on s’habitue très vite à cette situation. Je dois également gérer les relations avec la presse et échanger régulièrement avec les journalistes, ce qui fait que les 13 autres magistrats du parquet et moi-même sommes rapidement identifiés par la population.
Racontez-nous votre métier au quotidien dans un département d’outre-mer.
Les journées sont longues puisqu’on commence à travailler vers 7h mais qu’on ne sort pas plus tôt qu’en métropole ! Mon rôle consiste à animer l’activité de mes treize collègues magistrats de ce parquet mais aussi des fonctionnaires. Les relations sont quotidiennes avec les services de police et de gendarmerie mais aussi avec la préfecture, les douanes et la marine nationale pour coordonner l’action de l’Etat en mer sur le volet lutte contre les stupéfiants mais aussi contre les filières d’immigration illégale. A noter que le tribunal judiciaire de Fort de France est compétent, en tant que siège de la juridiction interrégionale spécialisée, sur tout l’arc Antilles Guyane et donc en Guadeloupe et en Guyane, pour ce qui concerne la criminalité organisée et la délinquance économique et financière complexe. Sur ce dernier point, les Antilles connaissent aussi des affaires particulièrement saillantes même si les moyens des enquêteurs spécialisés sont notoirement insuffisants alors qu’on pressent évidemment que nous aurions du grain à moudre, par exemple à St Martin et St Barthélémy…
Y-a-t-il des spécificités liées à la politique pénale dans les DOM-TOM ?
Il m’a fallu, en prenant ce poste en septembre 2021, changer d’échelle par rapport à ce que j’avais connu dans mes précédentes fonctions. En matière de lutte contre les stupéfiants par exemple, les saisies de plusieurs centaines de kg voire de tonnes sont courantes.
Les violences sont également plus graves et plus répandues et, plus spécifiquement, les violences intrafamiliales et/ou sexuelles sont d’une particulière gravité.
A la Martinique, il y a la même politique pénale qu’en métropole, mais ce qui complique le travail c’est que la société est très clivée, il y a très peu de mélange de population, le taux de vaccination contre la Covid reste bas, le poids historique de l’île est très lourd (esclavage et Chlordécone). Tout cela fait qu’il faut en permanence être vigilant dans les relations professionnelles. Par exemple, les policiers sont antillais, mais les gendarmes sont métropolitains, les greffiers sont antillais et les magistrats sont métropolitains. Il y a une forte porosité locale et le climat est rapidement explosif tant les sujets sont sensibles. Les habitants de la Martinique se sentent oubliés par le gouvernement de métropole. La position stratégique de la France dans la Caraïbe est évidemment essentielle mais il est devenu difficile de venir y travailler, le soutien de l’administration notamment étant insuffisant pour ses agents.
L’opportunité d’exercer ici s’est présentée à moi pour mes 60 ans (sachant que je devrais prendre ma retraite à 67 ans.) Il m’a paru que c’était l’occasion, pour finir ma carrière, de vivre cette aventure. De manière générale, les collègues ici sont soit en début soit en fin de carrière. Souvent, les parents d’adolescents ne postulent pas ici en raison des possibilités en termes scolaires, de l’insécurité, des problèmes de circulation ou des coupures d’eau et d’électricité.
La Martinique est une ile, parmi tant d’autres des Caraïbes, avez-vous des relations avec les procureurs des autres iles comme Dominique ou Sainte Lucie par exemple ? et si oui, travaillez-vous en collaboration pour lutter contre le trafic de stupéfiant, les infractions à l’environnement… ?
La coopération internationale pour lutter contre les trafics inter-îles doit être travaillée et développée, ce qui m’a amenée à des déplacements dans la Caraïbe. Pour autant, le travail avec des pays de Common law comme Ste Lucie, leur système judiciaire étant éloigné du nôtre et leurs exigences étant de ce fait très différentes, n’est pas forcément facile, même s’il semble qu’on puisse désormais nourrir certains espoirs.
La coopération policière, plus technique, fonctionne mieux dans toute la Caraïbe. Un séminaire de coopération justice-police-douanes-marine s’est tenu en République dominicaine sur les gangs et les trafics de drogue inter-îles. Cela a été très utile pour nouer des liens. Je suis également allée à Sainte Lucie (membre du Commonwealth) pour échanger notamment avec l’Attorney Général. Ce sont les balbutiements d’une coopération qui reprend. Il est important que ces liens se créent car beaucoup de Saint Luciens sont les auteurs de règlements de comptes en Martinique : leur île est très proche de la Martinique.
En revanche, les relations sont plus compliquées avec le Venezuela par exemple car c’est un état fédéral : certains états sont tenus par les narco-trafiquants. Dès lors, les demandes officielles de coopération sont rapidement connues des délinquants. Il est aussi difficile de travailler avec Haïti où les gangs règnent aussi.
Ainsi qu’évoqué pour Ste Lucie, une difficulté majeure résulte de la coexistence de systèmes juridiques différents dans la région. Certains pays sont régis par la Common law (pays du Commonwealth notamment) et d’autres par le Civil law (pays latins). Le bureau de l’entraide pénale internationale du ministère de la Justice nous aide évidemment mais rien ne remplace les relations interpersonnelles pour faire progresser les dossiers.
Pouvez-vous revenir sur votre expérience à l’IHEE : souvenirs, anecdote à partager ?
L’IHEE a représenté pour moi une formidable année de découvertes et de rencontres. Chaque promotion a sans doute le sentiment qu’il a connu la meilleure année de l’IHEE mais pour la neuvième, c’est la vérité ! Trop de souvenirs et certains sans doute irracontables… Je partage en tout cas avec Guillaume, récemment interviewé ici, le souvenir du voyage à Chicago juste après l’élection d’Obama. Et la IHEE Run academy (en fait un groupe de joggers de la promo, un peu poussifs …) avec laquelle nous avions couru sur le Golden Gate !
Avez-vous une inspiration à partager avec nos lecteurs ? Et pourquoi ?
Lisez ou relisez Texaco de Patrick Chamoiseau pour comprendre la Martinique et Fort de France et pour la richesse de la langue, de la poésie à l’état pur.