Emmanuel Julien
Directeur adjoint pour l’Europe et l’Asie centrale à l’Organisation Internationale du Travail (OIT) depuis janvier 2023
Auditeur de la Session Annuelle 7
« S’avoir d'où l'on vient et se projeter au service du collectif » Une proposition !
« Je suis resté au MEDEF longtemps d’une part parce que je pensais qu’il fallait redonner sa place à l’entreprise dans la société française, d’autre part parce que les élites ont dramatiquement besoin de comprendre qu’aucune économie ne prospère sans une solide gouvernance sociale, et enfin parce que les relations sociales internationales permettent de comprendre les sociétés et d’entrevoir des réconciliations. »
Qui es-tu ?
Bonjour, je suis Emmanuel Julien, père de deux enfants, grands maintenant. Ma fille vit à Londres et mon fils à Paris. Je suis né d’un père ingénieur et d’une mère artisan. Mes attaches familiales sont le Berry, Lyon et l’Auvergne. La géographie me passionne autant que l’Histoire et l’archéologie. Le triangle Berry, Auvergne, Lyon représente mes racines, toute mon enfance et mon adolescence, et a contribué à forger mes goûts et ma personnalité. J’ai fait toutes mes études primaire et secondaire, et le début du supérieur, à Clermont Ferrand. À l’école primaire, j’ai eu la chance de bénéficier pendant deux ans, à Clermont-Ferrand, de la méthode Freinet, où les méthodes d’acquisition du travail reposent sur des activités pratiques. Nous faisions les choses collectivement, nous réalisions un journal de la conception, à la vente ! J’en ai gardé un attachement aux choses concrètes et une méfiance vis-à-vis des théories. Tous les week-ends, mon père nous emmenait à la montagne. La montagne, les activités extérieures participent de mon équilibre, aujourd’hui encore. Je suis arrivé à Paris à 21 ans en première année de Sciences Po. Je suis un être passionnément épris de compréhension du monde, par la littérature, l’Histoire, les voyages. Depuis près de 35 ans, j’explore la signification du social pour nos sociétés, et je travaille à promouvoir une vision de l’univers social qui mette en évidence son potentiel positif contre les conceptions étroites ou négatives qui prévalent dans la majorité des pays du monde. Quand les règles sociales feront plus de place à l’individu, à la responsabilité, permettront de tisser davantage de coalitions, quand la France aura opté pour un fédéralisme social, conforme à son histoire, à sa géographe et à ses talents, quand des DRH deviendront PDG d’entreprises et pas seulement des directeurs financiers, je considérerai que j’ai rempli ma mission. Ce n’est pas pour demain.
Quel est ton parcours ?
A Sciences Po Paris, j’ai découvert avec gourmandise un supermarché de la connaissance, très qualitatif. J’ai dû interrompre ma scolarité pour une année de service militaire que j’ai effectué dans la cavalerie en Alsace. Une année forte, dense en expériences physiques, mais aussi intellectuelles. Après Sciences Po, pour ne plus être une charge financière pour mes parents, je suis rentré très vite dans une banque où j’ai immédiatement compris que cela ne me conviendrait jamais. Par chance au bout d’un mois, j’ai été recruté par le CNPF où je suis resté 25 ans et où j’ai exercé plusieurs métiers à la fois, tous reliés aux affaires sociales européennes et internationales, et énormément voyagé, avant de rejoindre en 2013 l’Organisation Internationale du Travail (OIT) à Genève où je suis depuis 10 ans. J’ai ainsi eu la chance de participer de l’intérieur à l’aventure européenne, et de sillonner mes régions de prédilection (en particulier le Caucase, la Chine et l’Amérique centrale).
Tu es resté 25 ans au CNPF, devenu entre-temps le MEDEF. On ne reste pas aussi longtemps quelque part sans y avoir des attaches fortes. Quelles étaient-elles ?
Mon père était syndicaliste, cela l’a beaucoup amusé d’avoir un fils au MEDEF. De son vivant, nous échangions beaucoup sur ces sujets. Il m’emmenait, enfant, visiter des usines où il vendait des matières plastiques. J’étais familier du milieu industriel et professionnel avant même le baccalauréat. Je suis resté au MEDEF longtemps d’une part parce que je pensais qu’il fallait redonner sa place à l’entreprise dans la société française, d’autre part parce que les élites ont dramatiquement besoin de comprendre qu’aucune économie ne prospère sans une solide gouvernance sociale, et enfin parce que les relations sociales internationales permettent de comprendre les sociétés et d’entrevoir des réconciliations.
Qu’est ce qui a motivé le passage à l’OIT ? Peux-tu nous présenter les missions de cette institution qui n'est pas forcément bien connue de tous ?
J’ai été membre du Conseil d’Administration de l’OIT de 2006 à 2013, en tant que représentant des employeurs français. Le CA compte 14 représentants employeurs titulaires seulement, 14 représentants syndicaux, et 28 représentants gouvernementaux. Chaque membre y dispose de pas mal de marge de manœuvre et d’influence. J’étais le porte-parole pour les questions budgétaires et programmatiques. Cela m’a vivement intéressé. L’OIT a été créée par des clauses du traité de Versailles, en 1919. Les fondateurs considéraient que la coopération entre travailleurs, employeurs et gouvernements, pouvait aider à créer la paix sociale, à lutter contre la pauvreté et les inégalités, et, implicitement, à repousser le « péril rouge ». Depuis sa création, l’OIT (dont le Bureau International du Travail, composé de 3500 fonctionnaires, est le secrétariat, animé par un Directeur Général qui a rang de chef d’Etat) a adopté 190 conventions internationales et 206 recommandations internationales du travail. L’OIT incarne ce socle social international qui permet de faire converger les pratiques sociales dans le monde et de ne pas laisser le monopole de la régulation au commerce. L’OIT s’appuie aussi sur une coopération pour le développement et mène de front plus de 800 projets dans le monde, soutenue par ses 187 pays membres. Je suis venu au Bureau International du Travail parce que j’avais fait mon temps au MEDEF, constatant un blocage de la société française, parce que l’Union européenne s’enfermait dans une démarche bureaucratique, parce que je voulais un autre équilibre vie privée / vie professionnelle, et parce que je voulais participer de façon directe à la réflexion autour des gouvernances internationales.
Ton poste actuel regroupe l’Europe et l’Asie centrale, quelle est la logique de ce regroupement ?
Elle est simple. A la création de l’ONU, l’URSS appartenait à la région Europe. A la dissolution de cette fédération, en 1991, les trois pays baltes, les trois républiques caucasiennes et les cinq pays d’Asie centrale ex-membres de l’URSS sont restés dans la région Europe, par facilité, et par souci de continuation. Rappelons que l’Ukraine et la Biélorussie possédaient déjà un siège à l’ONU. L’activité de mon département consiste à coordonner l’action dans cette région tout aussi diverse et soumise à des défis que les autres. Nous accordons une attention particulière aux Balkans, au Caucase, à la Moldavie, à l’Asie centrale, et bien sûr à l’Ukraine. Dans ces pays, notre action vise à la fois à accompagner les réformes sociales, du point de vue législatif, et à soutenir les acteurs par des projets de développement. C’est ainsi que l’OIT a établi une relation de confiance avec l’Ouzbékistan après qu’ensemble nous avons réussi à supprimer le travail des enfants dans le secteur du coton, permettant ainsi à ce secteur de gagner en productivité et en réputation. Nous fonctionnons à l’aide de bureaux, dont les principaux se situent à Budapest, à Moscou et à Ankara.
Quel Impact la Session Annuelle de l’IHEE a-t-elle eu pour toi ?
La Session Annuelle de l’IHEE m’a mis en présence de milieux que je connaissais par ailleurs, mais aussi de parcours humains et professionnels atypiques qui ont enrichi ma compréhension du monde. Le MEDEF m’avait proposé ce programme, dont j’ignorais l’existence, et j’ai accepté pour dépasser une certaine routine dans mon travail, pour élargir mon champ de réflexion, et pour penser mon activité depuis un angle différent. De mon père cédétiste, j’ai hérité la conviction qu’il FAUT marier l’économique et le social. L’IHEE en est une illustration réussie. Quand les théories ont montré leurs limites, restent les hommes. Comme dit le poète Reverdy, « celui qui cherche, plus important que ce qu’il cherche ». Il faut toujours revenir aux fondamentaux, en permanence. L’IHEE incarne cela à mes yeux : la communauté de destin, au-delà des conflits d’intérêts ou de pensée, par-delà les itinéraires individuels. Nous sommes sur le même bateau et nous sommes égaux.
As-tu une anecdote à nous raconter sur cette session ?
Certains voyages de l’IHEE laissent la place à des moments « à la carte », peu nombreux certes mais possibles, d’autant plus bienvenus que les sessions sont denses et les voyages fatigants. Lors de la mission en Chine, avec une camarade de l’IHEE, délaissant le groupe, nous étions partis pour l’après-midi en exploration du Pékin des hu tong à vélo. Ce réseau de ruelles, ou ce qu’il en reste aujourd’hui, constitue l’âme de la ville, A un moment, nous nous sommes retrouvés tous les deux seuls au beau milieu de la place Tian An Men bloquée par la police : un chômeur protestataire avait incendié le portrait de Mao qui trône sur le portail d’accès à la Cité. Des barrières avaient été placées à la va-vite autour de la place, le trafic interrompu, de façon que la population ne puisse pas voir ce sacrilège. Sur cet immense glacis devenu soudain désert, nous nous prenions en photo avec le portrait qui brûlait en arrière-plan, sans que la police osât intervenir. C’était une situation tout à fait singulière, un peu inquiétante et cocasse en même temps. Une fois notre reportage terminé, nous nous sommes extraits de la place sans que quiconque ne nous interpelle ou ne nous adresse la parole. Grand moment surréaliste dans ce pays de tous les extrêmes.
Quel intérêt trouves-tu à être adhérent de IHEE Connect ?
Recevoir des nouvelles de camarades de promotion. La lecture du bulletin de l’IHEE, c’est un peu les vignettes de mon enfance, des fenêtres ouvertes sur le monde, sur des chemins de vie, c’est un peu de connaissance des autres qui pénètre impromptue dans nos vies. Pour certains ce seront peut-être des idées d’évolution professionnelle. C’est aussi le tissage d’amitiés inattendues, une lumière jetée sur un pan de réalité caché, une communauté d’hommes et de femmes de bonne volonté, une contre-mesure au zapping existentiel qui menace tant de parcours.
Interview réalisée par Eric Fouache, Professeur de Géographie Physique et Géoarchéologie à Sorbonne Université, membre Senior de l’IUF, auditeur de la Session Annuelle 2 et Membre du bureau IHEE Connect.